• 45 - Encore une lettre envoyée aux employeurs

    Messieurs,

    C'est avec cœur que je réponds à votre annonce, comptant sur le prompt succès de cette personnelle entreprise de sabordage, et ce afin d'être certain de n'avoir jamais à me mettre à votre service. Vaille que vaille, je fuis le monde des entreprises en me faisant connaître des principaux grands employeurs de la contrée.

    J'espère que vous voudrez bien voir en moi la personnification la plus achevée de la mauvaise volonté, la contre valeur parfaite de notre société, la figure désespérante de ce que l'on ne saurait concevoir dans le monde réglé, codifié, sacralisé du travail.

    Je vais avec grande insolence, autant d'inconscience et sans nul regret sur mes 38 ans. De toute mon existence, je n'ai pas travaillé plus de trois mois, en tout et pour tout. Je ne m'en porte que mieux : santé excellente, moral au plus haut, finances stables (la grâce, la divine providence). Ce qui n'est pas le cas de mes semblables s'ingéniant à besogner tous les jours de leur vie.

    Je suis un oisif. Je ne fais strictement rien de mes saintes journées. Du moins rien qui vaille à vos yeux. Je voue ma peine à la belle inutilité. Ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique, au gré de mon humeur ou du temps qu'il fait. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère tout ça de loin avec détachement. Voire négligence. Mais cela ne suffit guère pour occuper les heures creuses de mes journées creuses. J'occupe le reste de mes jours libres à observer mes semblables "favorisés par le sort" qui trouvent leur contentement dans le labeur quotidien, pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.

    J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent laborieuse (patronale, ouvrière et artisanale). Toutefois je daigne me frotter à ces jolis, de temps à autre. Et puis je leur trouve quelque attrait à ces travailleurs, à ces patrons, à ces employés, par-dessous leurs blouses, leurs costumes, leurs déguisements.

    Je les taquine avec charité, leur porte attention avec condescendance. Je leur parle également, mais toujours en choisissant bien mes mots, de crainte de les blesser. Il convient de les ménager, mais surtout de flatter leur religion, le travail étant chose sacrée pour les pions d'usine de leur envergure. Un minimum de psychologie évite bien des heurts et permet de dompter ceux qui travaillent.

    Bref, mes rapports avec les travailleurs sont enrichissants. Ils m'offrent le spectacle gratuit et plaisant de que je ne saurais être : prompts au travail, consciencieux à l'extrême, admirables de ponctualité, courageux jusqu'à l'héroïsme, patients comme des saints, ardents à l'ouvrage, matinaux cinq à six fois par semaine.

    Certains en ont "plein les reins", d'autres en ont "plein le dos", d'autres encore en ont "plein la tête". Et ils sont tous près de chez moi. Ce sont mes semblables, mes contemporains, mes frères. Et pas un parmi eux pour faire l'éloge de l'oisiveté. Pas un. Permettez-moi de prendre la parole à leur place : je suis l'incarnation de leurs rêves. Ou de leurs non-rêves.

    Je suis leur ennemi, puisque je suis l'Ennemi du Travail.

    Cependant, sans eux qui serait là pour faire en sorte que je puisse vaquer à mes chères futilités, chauffé au moyen de leur charbon, choyé grâce à leurs usines, nourri du grain de leurs efforts ? Et puis surtout, comment tuerais-je le temps s'il n'y avait personne à regarder travailler ? Le travail des autres est donc utile ! La morale est sauve...

    Les promesses palpables de ce monde mercantile ne m'agréent guère et je vous abandonne volontiers, Messieurs les employeurs, ces trésors qui sauvent les apparences. Sans le travail, que seriez-vous donc ? Plus rien du tout.

    Ma souveraine oisiveté sert mieux le monde que vos agitations professionnelles : je ne produis rien. Absolument rien. Nulle richesse issue de mes dix doigts pour plaire aux gens de votre espèce. Je suis un heureux parasite, le premier des profiteurs, le dernier des Mohicans. Grâce à ceux qui travaillent, je puis m'adonner sans entrave à mon passe-temps favori : ne rien faire du matin au soir. Professionnellement parlant.

    Vous êtes producteurs de néants nommés «confort matériel», «sécurité de l'emploi», «assurances temporelles»... Rien que du vent. Un peu de paille, beaucoup de fumée. Vous promettez une belle fiche de paie à la fin du mois à conserver comme un talisman. Carotte mensuelle.

    Quant à vos coups de bâtons, ils ne sauraient m'atteindre : je plane toutes ailes déployées au-dessus du troupeau. Albatros de la condition humaine, je m'abreuve de Poésie, me nourris de Beauté, vis des fruits du Ciel.

    La grande mode de nos jours étant à l'emploi, la jeunesse n'a plus que cette piètre ambition. Je ne saurais, quant à moi, me baisser à la hauteur de vos boutons de chemises pour asseoir ma demeure en ce monde.

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